ÉTAT DES YEUX | TEMPS 1 | Regard Présent
mardi 07 mai 2013
Photo M T Peyrin Mai 2013 | Traversée du Pont la Nuit |
A l'abri de sa maison, dans la pièce la plus tranquille,
au milieu des fétiches aimés,
tout à coup elle sent s'ouvrir la route,
s'écouler le fleuve.
[...]
Dans la lecture silencieuse, le soir,
le sillon d'une ligne à l'autre traversé par les yeux,
l'intervalle de la page tournée
deviennent la route qui s'ouvre
et le fleuve rapide.
Margherita GUIDACCI, LE VIDE ET LES FORMES, 1979
Traduit par Gérard Pfister, ARFUYEN XII
Elle savait à présent reconnaître le moment où l'écriture prenait sa position la plus favorable pour glisser hors du corps. La poussée des mots avait été continuelle depuis plusieurs mois, sans qu'elle ne puisse la refouler ou s'en défendre au nom des priorités domestiques ou professionnelles. Elle laissait faire. Elle attendait sans broncher. Dès le réveil des phrases impérieuses s'ajoutaient à d'autres pour former des injonctions à transcrire sans aucun délai. Même le vieux crayon à la mine sinistrée calé sous un livre de chevet avait dû reprendre du service. Une sorte d'urgence s'installait. Elle aimait la sensation mentale de cette tension. Elle souriait à l'idée que l'écriture à plein temps lui avait été déconseillée par un vrai écrivain soucieux peut-être qu'elle n'y perde pas quelque chose d'important dans sa tenue de route. Il avait appelé cela "l'épine dorsale", et cela l'avait intriguée. Une écriture soutenue par le dos ! Il n'y allait pas avec le dos de la cuillère...ce bel Ami... Mais cette recommandation ne lui était pas désagréable. Et elle attendait là aussi, un complément d'explication qui viendrait tôt ou tard. Elle savait accorder sa confiance, y compris dans la perplexité. L'écriture démantèle parfois la raison lorsqu'elle réclame un tribut de temps supérieur au crédit de disponibilité résiduel d'une femme ayant consacré toute son énergie dans les occupations sociales OUTSIDE. Pensée pour ce livre de Marguerite DURAS, une fois encore... " Difficile d'écrire sur son propre travail" dit-elle, "c'est extraordinaire de, tout à coup, redécouvrir une phrase dont vous êtes l'auteur''... Mais elle n'en est pas là, ce soir. Il s'agit plutôt de "voir les mots" qui gravitent dans la pièce, ou plutôt qui restent là où ils sont posés, sur la tranche des livres ( les titres), prêts à raconter une autre histoire que la sienne...Ce "levain d'encre" dont parlait l'écrivain et qui est vraiment partout ! "Bientôt on ne saura plus rien" écrit Jeanne BENAMEUR, une autre pourvoyeuse de circonstances à traduire en langue de soi. Tout de suite vient le groupe de mots "papier de soie"... Envelopper délicatement, pour ne pas casser le mouvement d'aller vers... en quittant l'antre et ménageant la proue... Enlever les cales, faire coulisser le grand corps du texte, sans l'abimer... S'en remettre à l'eau complice... Laisser tomber au fond ce qui embarrasse, laisser flotter ce qui veut rallier les berges de repos sans dommage.