J’ai avalé mon histoire comme j’ai mangé la tienne, Poète, Sculpteur ou Peintre d’éternité au présent… Quel repas, dis-tu, avons-nous partagé ? À quand, et avec qui , le prochain ? On verra... On lira ... | Marie-Thérèse PEYRIN - Janvier 2015

Marguerite Duras

ÉTAT DES YEUX | TEMPS 1 | Regard Présent

 

WAVE MAI 2013 061
Photo M T Peyrin Mai 2013 | Traversée du Pont la Nuit |

 

 

A l'abri de sa maison, dans la pièce la plus tranquille,

au milieu des fétiches aimés,

tout à coup elle sent s'ouvrir la route,

s'écouler le fleuve.

[...]

Dans la lecture silencieuse, le soir,

le sillon d'une ligne à l'autre traversé par les yeux,

l'intervalle de la page tournée

deviennent la route qui s'ouvre

et le fleuve rapide.

 

Margherita GUIDACCI, LE VIDE ET LES FORMES, 1979

Traduit par Gérard Pfister, ARFUYEN XII

 

 

 

Elle savait  à présent reconnaître le moment où l'écriture  prenait sa position la plus favorable pour glisser hors du corps. La poussée des mots avait été continuelle depuis plusieurs mois, sans qu'elle ne puisse la refouler ou s'en défendre au nom des priorités domestiques ou professionnelles. Elle laissait faire. Elle attendait sans broncher. Dès le réveil des phrases impérieuses s'ajoutaient à d'autres pour former des injonctions à transcrire sans aucun délai. Même le vieux crayon à la mine sinistrée calé sous un livre de chevet avait dû reprendre du service. Une sorte d'urgence s'installait. Elle aimait la sensation mentale de cette tension. Elle  souriait à l'idée que l'écriture à plein temps lui avait été déconseillée par un vrai écrivain soucieux peut-être qu'elle n'y perde pas quelque chose d'important dans sa tenue de route. Il avait appelé cela "l'épine dorsale", et cela l'avait intriguée.  Une écriture soutenue par le dos ! Il n'y allait pas avec le dos de la cuillère...ce bel     Ami...  Mais cette recommandation ne lui était pas désagréable. Et elle attendait là aussi, un complément d'explication qui viendrait tôt ou tard.  Elle savait accorder sa confiance, y compris dans la perplexité. L'écriture démantèle parfois la raison lorsqu'elle réclame un tribut de temps supérieur au crédit de disponibilité résiduel d'une femme ayant consacré  toute son énergie dans les occupations sociales OUTSIDE.  Pensée pour ce livre de  Marguerite DURAS, une fois encore... " Difficile d'écrire sur son propre travail" dit-elle, "c'est extraordinaire de, tout à coup, redécouvrir une phrase dont vous êtes l'auteur''...  Mais elle n'en est pas là, ce soir. Il s'agit plutôt de "voir les mots" qui gravitent dans la pièce, ou plutôt qui restent là où ils sont posés, sur la tranche des livres ( les titres), prêts à raconter une autre histoire que la sienne...Ce "levain d'encre" dont parlait l'écrivain et qui est vraiment partout  !  "Bientôt on ne saura plus rien" écrit  Jeanne BENAMEUR, une autre pourvoyeuse de circonstances à traduire en langue de soi. Tout de suite vient le groupe de mots "papier de soie"... Envelopper délicatement, pour ne pas casser le mouvement d'aller vers... en quittant l'antre et ménageant la proue... Enlever les cales, faire coulisser le grand corps du texte, sans l'abimer... S'en  remettre à l'eau complice... Laisser tomber au fond ce qui embarrasse, laisser flotter ce qui veut rallier les berges de repos sans dommage.

 


A la petite Donnadieu , chère toute petite dame pas tranquille, DURAS …

 

MARGUERITE DURAS La passion suspendue Entretiens avec Leopoldina Pallota della Torre   SEUIL 2013

 

Au bord de la Mer, 8 Mars 200...

Madame, 

 

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C’est pendant un mois de Mars qu’on m’a volé mon utérus , c’est en Mars que vous êtes morte , vous aussi. Le signe est indistinct mais je m’en souviens. Je devais vous écrire bien avant de mettre plusieurs enfants au sein , mais on s’est ratées. D’ailleurs, on n'aurait rien pu se dire « pour de vrai ». Césure des générations et des milieux, cirque désarticulant des jeux de rôles sociaux . Je n'aurais pas osé vous aborder je crois, ni même vous écrire... Nos mondes d’ailleurs n’étaient pas d’actualité ni synchronisés, ils en avaient les pleines mains pourtant. On se moquait de vous. Cela me faisait mal. Mais c’était bien après, presque à la fin de votre vie, que je m’en suis révoltée. J’ai mis longtemps à vous découvrir. J’imagine qu’ ils n’avaient sans doute pas compris grand chose de vous , sauf quelques uns, des particuliers, des êtres éparpillés ou très proches qui vous aimaient à cause de vos mots et vos éclats de rire. Vous étiez un peu snob et agressive au sortir de la guerre et un peu zinzin avec l’alcool au sortir du succès. Vous vous cherchiez en Indochine, vous n’aviez jamais quitté les rives parentales dont certaines vous étaient tragiquement floues, taraudantes,  envahissantes. Vos livres ont fait barrage, aqueduc, digue, tous trois providentiels. Vous avez mûri en confidence jusqu’à la lie. Vous avez pris de la hauteur dans la douleur et le regard qui désire à perte de vue. Vous n’aviez pas de concession à faire. Vous étiez la mendiante absolue. Personne ne savait penser à votre place. Votre douceur violente les tenait en respect. Vous les preniez dans vos bras et vous les éloigniez tout aussi abruptement. Vous écriviez comme on respire, par soubresauts continus, sans allégeance aux conventions. Ecrire, disiez-vous, c’est ne pas vivre. Et vous aviez raison. La vie c’est le petit Jean, c’est l’Amant de la Chine du  Nord, c’est l’Anselme inatteignable revenant des camps, c’est Dyonis le bien parlant et réparant, c’est votre fils Jean, c’est Outside dans les instants de conscience, c’est l’évocation d’un Dieu qui ne fait rien pour se faire pardonner, c’est le trou dans la gorge , la voix qui s’éraille, la tête qui déraille... C’est la mer et ses grands piliers noirs, totems de souvenance. C’est l’enfant qui ne voulait pas apprendre à l’école parce qu’il savait qu’on allait lui mentir, c’est le frère–enfant fragile –incestué  des attouchements et des pensées proscrits, c’est la politique qui ne sert qu’à choisir son  éthique sans aucune garantie de résultat , c’est l’épicerie et les recettes de cuisine qui servent à nourrir les proches, à les tenir joyeux au milieu des coussins et des fleurs fanées , c’est votre visage qui a désenflé et vos yeux redevenus chinois, c’est le presque dernier livre qui est celui de la mer qui n’est plus noire, c’est toute votre légende engloutie dans un scandale inutile, c’est toute la jalousie qui vous a encerclée dans les joutes de conformité mondaine, c’est votre féminité triomphante dans des bottes de pluie à mi-mollets et derrière vos grosses lunettes hypermnésiques. C’est votre insolence de jeune fille et votre arrogance de femme libérable. C’est votre voix élégante parsemée de scories facétieuses. C’est votre dictature sentimentale, votre sensualité phénoménale. C’est votre avance sur le siècle en matière amoureuse. C’est votre liberté déniée  par vous-même que je vous envie sans sommation. Vous avez pris l’écriture comme un marin sa passerelle en ignorant tous ses caps. Vous n'étiez prête  qu'à toiser la mer dans chacune de vos pages, et  enfin vous y fondre comme neige au zénith, vous avez dilué les mots dans la connivence absolue, celle dont personne n’arrête les mouvements lunaires.

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   Je vous écrirai encore Marguerite, à travers d'autres femmes peut-être... Je dois cesser de vous idéaliser. Je veux vous oublier un peu mieux. La vie n'a que faire des romans inécrits.

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Marie Gladie, femme d’intérieur.

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L'Entame des Jours ( Texte en cours ), Mth P, 2007

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POUR EN SAVOIR PLUS sur MARGUERITE DURAS :

Terres de Femmes